mardi 25 janvier 2011

Le montage, une conversation à quatre voix (Frederick Wiseman – Images Documentaires n°17)

Copenhague, 10 août 1992
Avons terminé le tournage de Ballet hier soir. Ce matin, grande scène d'adieux à l'aéroport de Copenhague. Les danseurs étaient en rang, leurs souvenirs des jardins de Tivoli dans les bras, en attendant d'enregistrer leurs bagages et de passer la douane. Une bonne occasion de les passer en revue et de faire nos au revoir. Les adieux furent difficiles car le tournage de ce film a été plus qu'amusant. J'aurais pu continuer comme ça toute ma vie. Je pense sérieusement poser ma candidature pour un emploi de secrétaire à la compagnie de danse quand on ne trouvera plus le moindre centime pour faire des documentaires. J'étais bon dactylo à l'armée ; pourquoi ne pas m'y remettre ?

Maine, 12 août 1992, 6h30

J'adore travailler dans ma vieille ferme, avec ses grandes fenêtres qui donnent sur les collines d'Appleton et sa cheminée en brique qui n'attend que les premiers frimas de l'automne pour accueillir les bûches de bouleau bien sèches entreposées sous la terrasse en bois. Au sous-sol m'attendent patiemment ma Steenbeck ainsi que 425 bobines de Zoo. J'ai commencé à monter Zoo sans beaucoup avancer : trop d'interruptions à cause des tournages de Ballet et de High School II. Je n'aime pas avoir trois films inachevés à la fois, mais j'adore avoir à les monter. Dans Zoo, il n'y a pratiquement que des actions animales instinctives et très peu de dialogue. Dans High School II, ça parle d'un bout à l'autre. Ballet est constitué de mouvements consciemment élaborés sur une musique superbe. Il faut que je trouve un style de montage approprié à chaque film. Comme toujours, ce n'est pas un problème que je peux résoudre dans l'abstrait. Je ne peux pas me lancer à partir de généralités sur le montage ; il faut au contraire que je trouve la bonne voie en apprivoisant la matière et en réagissant à ce que je trouve. Tout documentaire, qu'il soit de moi ou de quelqu'un d'autre et quel qu'en soit son style, est arbitraire, orienté, partial, condensé et subjectif. Comme chacun de ses cousins du domaine de la fiction, il est le fruit du choix : le choix du sujet, du lieu, des gens, des angles de prise de vue, de la durée du tournage, des scènes à tourner ou à omettre, des éléments de transition et des plans de situation.

Maintenant que le tournage de Zoo est terminé et que je contemple les rushes – 100 heures de films accrochées au mur de la salle de montage – une autre série de choix s'offre à moi. Ce grand amas de matière, qui représente la mémoire, enregistrée de l'extérieur, de mon expérience du tournage du film, est nécessairement incomplet. Les souvenirs que la pellicule n'a pas immortalisés flottent dans mon esprit comme autant de fragments que je peux me rappeler sans pouvoir les inclure, mais qui sont d'une grande importance dans le processus d'exploration et de déplacement connu sous le nom de montage. Ce processus, qui relève tantôt de la déduction, tantôt de l'association d'idées, tantôt de l'absence de logique et tantôt de l'échec, est parfois ennuyeux et souvent passionnant. Pour moi, l'aspect essentiel consiste à tenter d'examiner par le menu mon rapport à la matière filmée selon toute combinaison de moyens compatible avec mon but. Cela veut dire qu'il faut mener une conversation à quatre voix entre moi-même, la séquence sur laquelle je travaille, mes souvenirs et des valeurs générales, alliée à l'expérience. Ce qui me préoccupe le plus en ce moment, c'est de savoir si je suis prêt à m'installer au sous-sol et commencer à réfléchir aux rushes de Zoo de manière pécifique. La rédaction de ces considérations théoriques sur le montage n'est qu'une diversion. Il faut que je descende au sous-sol.

Maine, 12 août 1992, début de soirée

J'ai réussi à travailler pendant deux heures sans trop rêvasser. Suis heureux de refaire du montage. J'ai visionné la séquence de la naissance du rhinocéros et les rushes des gorilles et des chimpanzés. Il faut que j'essaye de faire au moins un animal par jour.

Maine, 13 août 1992
Me suis remis au montage à fond. J'ai commencé à six heures et demie du matin. Petite pause pour le déjeuner, puis j'ai continué avant de faire une promenade en début de soirée. Je crois ou j'espère savoir où je vais avec la naissance du rhinocéros. Ce sera l'un des événements clés du film terminé. La maman rhinocéros a mis onze heures à mettre bas. Juste après la naissance, elle a reniflé le bébé et s'est éloignée. Le conservateur du zoo a sorti le bébé mort-né de l'enclos. Le vétérinaire lui a fait du bouche à bouche, relayé par le conservateur qui massait la poitrine du bébé, mais il n'a jamais pu respirer. Le vétérinaire a pleuré, le conservateur et les gardiens étaient tristes. Le bébé mort a été placé à l'arrière d'une camionnette qui l'a emporté à la morgue.

Je viens d'écrire un résumé de 86 mots (qui se lit en onze secondes) d'un événement qui se déroula en réalité sur onze heures et dont environ trois heures ont été filmées. Mon travail de monteur consiste à condenser le spectacle et l'enregistrement de la naissance du rhinocéros sous une forme qui fonctionne en tant que séquence individuelle, tout en se fondant dans le rythme et la structure de l'ensemble du film. Aujourd'hui, j'ai visionné les deux heures cinquante de rushes et j'ai gardé tous les plans que je pense pouvoir utiliser. J'ai gardé quatre-vingts plans, noté une petite description de chaque plan dans mon carnet et arrêté pour la journée.

Maine, 15 août 1992
Mon problème du jour était de savoir comment faire un choix parmi les quatre-vingts plans. Il faut que je détermine le sens de chaque plan, c'est-à-dire que j'ai besoin d'identifier ce qui se passe dans le plan. Il s'agit parfois d'une seule chose, mais le plus souvent de plusieurs. Lorsque je monte, je converse avec moi-même : au sein de cette conversation confinée et limitée, je dois me forcer à être aussi conscient que possible des différents éléments en jeu : d'abord au sein du plan, puis au sein de la séquence et enfin dans les rapports des différentes séquences entre elles. La séquence du rhinocéros est une bonne illustration de tous ces élements.

Maine, 17 août 1992
Les idées que j'ai sur les séquences doivent être plus précises et spécifiques au montage que durant le tournage. Lorsque je tourne, ce qui m'incite à filmer telle séquence peut venir de la démarche ou de la tenue vestimentaire d'une personne ; ou bien c'est l'intuition que quelque chose d'intéressant pourrait se passer lorsque deux personnes commencent à discuter. J'ai appris à suivre ce genre d'intuition quand elle se produit, ce qui ne veut pas dire qu'elle est toujours juste ; c'est plutôt qu'en ne la suivant pas, je ne prends pas de risque et ce faisant, je cours le risque de louper une « bonne » séquence. Pendant le tournage, on n'a pas le temps d'analyser les divers éléments qui font qu'une séquence est « bonne » ; on focalise son attention sur l'enregistrement de la séquence pour qu'une analyse détaillée puisse en être faite plus tard. (Ceci dépend naturellement d'une décision ultérieure, souvent prise bien des mois après, selon laquelle la séquence mérite bien d'être analysée et montée, ce qui revient à se confirmer que l'original était correct.) Ce type d'analyse est rétroactivement nécessaire pour toutes les sequences mais certaines, comme celle du rhinocéros, semblent plus immédiatement importantes pour le produit fini.

L'un des aspects du montage consiste donc à confirmer ou à rejeter l'intuition originale et à monter, donc à analyser, la séquence de manière à ce qu'elle ait du sens pour un spectateur qui n'était pas présent (par exemple, à la naissance du rhinocéros), mais auquel l'événement et son interprétation peuvent être présentés de façon compréhensible.

(Une année passe dans les extraits de ce journal)

Maine, 20 août 1993

Aujourd'hui, j'ai travaillé sur une séquence de High School II dans laquelle une adolescente de quinze ans revient au lycée après une absence de six semaines due à la naissance de son premier enfant. Comme c'est si souvent le cas, j'ai filmé cette séquence complètement par hasard. Je passais devant le bureau de la directrice quand j'ai vu un landau dans le couloir. C'était un spectacle inhabituel dans ce lycée. Je me suis adressé à la jeune fille qui se tenait derrière le landau. Elle m'a dit qu'elle venait voir la directrice et que sa mère et son frère l'accompagnaient. J'ai demandé à tous les membres de la famille s'ils étaient d'accord pour que je filme l'entretien avec la directrice et je leur ai expliqué que je faisais un film pour la chaîne de télévision publique. Ni la famille, ni la directrice n'y virent d'inconvénient. L'entretien dura une heure et demie, dont seules trois minutes n'ont pas été filmées.

Cet entretien avait plusieurs buts. La directrice voulait savoir si l'adolescente tenait vraiment à revenir au lycée, quelles dispositions elle avait prises pour la garde du bébé pendant les heures de cours, s'il allait y avoir des problèmes entre la jeune fille et le père du bébé qui était aussi élève au lycée mais ne sortait plus avec l'adolescente, si le père assumait ses responsabilités vis-à-vis de l'enfant, quels étaient les rapports entre le frère et le père qui avaient été auparavant meilleurs amis, si la nouvelle copine du père ne prenait pas ombrage de la mère et de l'enfant, si la mère savait qu'il y avait d'autres lycées de la ville dotés de garderies pour que l'enfant puisse aller à l'école avec la mère, si la mère voulait terminer le lycée et faire des études supérieures.

Le problème à résoudre au montage était de trouver comment donner une idée juste de ce qui s'était dit lors de l'entretien sans en montrer l'intégralité (une heure et demie). J'ai tenté de conserver toutes les questions qui s'étaient posées en cherchant un équilibre entre le traitement complet, la suggestion et la superficialité, afin de faire le compte-rendu le plus juste possible et souligner les aspects les plus importants de la séquence. J'ai maintenant réduit la séquence à vingt-deux minutes mais il y a encore beaucoup à faire.

Maine, 20 août 1993

J'ai retiré sept minutes de plus dans la séquence de l'adolescente, essentiellement en supprimant les répétitions, en écourtant les pauses et en essayant de conserver les dialogues qui expliquent le mieux la situation. Heureusement, j'avais assez de plans de situation pour passer facilement d'une scène à l'autre. Si j'ai appris une leçon, c'est qu'on n'a jamais trop de plans de situation. Tous ces moments de calme lorsque personne ne dit rien, ou bien quand vous pensez que quelqu'un va parler et qu'il continue à se taire, tous ces moments vous offrent les plans dont vous avez besoin pour condenser une séquence. Il s'agit de donner au spectateur l'impression, ne serait-ce que pendant deux secondes, que ce qu'il voit s'est effectivement passé de la manière dont il le voit.

Maine, 22 août 1993
Il se pourrait que j'aie des problèmes avec la séquence de la mère adolescente quand le film sera diffusé. On dira peut-être que peu d'élèves du lycée de Central Park East deviennent mamans et que cette séquence n'est pas représentative d'un problème spécifique à cette école, même si c'est un phénomène assez courant. Je suis incapable de déterminer ce qui est représentatif ou non dans aucune séquence. Je me contente de savoir que telle situation s'est produite lorsque j'étais présent et qu'elle fait partie des thèmes que je trouve dans ce que j'ai filmé. Le cinéma idéologique, qu'il soit de droite ou de gauche, ne m'intéresse pas. Je me souviens avoir été critiqué par des gens de gauche lorsque j'avais fait Hospital. Ils savaient, d'après leurs convictions idéologiques, que les médecins et infirmières de la bourgeoisie blanche exploitaient les pauvres noirs et hispaniques. Donc, un film comme Hospital, qui montrait comment de nombreux médecins et infirmières blancs (ainsi que des médecins et infirmières noirs et hispaniques) travaillent dur pendant de longues heures pour aider leurs patients, était injurieux d'un point de vue idéologique. Les idéologues du cinéma ne s'intéressent pas à la découverte et à l'élément de surprise que contient le cinéma documentaire, de même qu'ils ne se fient pas à leur propre jugement indépendant ou à celui de quiconque ; ils veulent que les documentaristes confirment leurs opinions idéologiques et abstraites qui ont peu ou pas de rapports avec la vie réelle. Perdus dans les fantasmes politiques qu'ils génèrent eux-mêmes et sous la pression d'universitaires et autres idéologues, de notables et de bureaucrates du cinéma, et de tous les fantassins des pelotons parasites qui s'agitent autour des cinéastes, certains documentaristes pensent que les documentaires sont faits pour éduquer, révéler, informer, réformer et provoquer le changement dans un monde rétif ou rétrograde. On considère que les documentaires ont le même rapport à l'égard du changement social que la pénicilline vis-à-vis de la syphilis. On se cramponne obstinément à l'importance du cinéma documentaire en tant qu'instrument politique du changement, malgré l'absence totale de toute preuve tangible.

Parfois, dans sa hautaine condescendance, un cinéaste veut apporter la lumière à la populace et faire avaler de force telle ou telle bouillie politique à la mode à un public qui n'a pas eu la possibilité, ou peut-être même le désir, de partager le vécu ou les idées du cinéaste. Ce qu'on pourrait appeler le fantasme de « Carlos » conduit le cinéaste à croire qu'il est important pour le monde. Les documentaires comme les pièces de théâtre, les romans, les poèmes appartiennent à la forme fictionnelle et n'ont aucune utilité sociale mesurable.

(Publié dans Dox n°1 printemps 1994, sous le titre « Editing as a four-way conversation » ; traduit en français par Jean-François Cornu.)

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